La crise climatique nous force à questionner nos différentes relations avec la nature, comme celle que nous entretenons avec la pelouse. Ce court article est une invitation à explorer une définition écologique de nos paysages du quotidien et le rôle de l’urbaniste dans l’invention de cette nouvelle relation à la nature, chez soi.
Figure 1. Fillette poussant un « moulin à gazon », 1951. Chambly, Qc, CAN. Office du film du Québec, Fonds Ministère de la Culture et des Communications (E6, S7, SS1, P89321).
En Amérique du Nord, plusieurs adolescents et adolescentes partagent le même premier emploi, soit celui de tondre la pelouse. Une foule d’émotions sont alors stimulées par ce geste banal de tailler l’herbe familiale ou celle des voisins : la fierté de se voir confier la tâche d’un adulte ; l’excitation d’apprivoiser la machine odorante qu’est la tondeuse ; le plaisir de minutieusement dessiner des lignes de coupe bien droites ; et la satisfaction, une fois le devoir accompli, de se prélasser sur l’herbe lors d’une chaude journée d’été — Mr. Freeze à la main. Au-delà de l’anecdote, cette expérience partagée révèle l’importance de cette surface du quotidien dans nos vies : la pelouse, ainsi que les quelques aménagements paysagers ornementaux qui l’accompagnent, incarne l’une des premières natures avec laquelle nous développons une relation en ville.
Un paysage à révéler
Certains impacts des changements climatiques sont percutants. Pensons aux images surréelles provenant des feux de forêt répétés en Californie ou celles des feux de brousse en Australie lors de l’hiver 2020. Certaines tragédies naturelles sont quant à elle plutôt silencieuses, voire invisibles. C’est le cas du déclin généralisé de la biodiversité, considéré comme l’une des conséquences les plus importantes de l’activité humaine sur la planète . Une catastrophe qui n’a pas de visage spécifique, mais qui se présente derrière une foule de statistiques accablantes : la faune aviaire a décliné de 29 % en Amérique du Nord depuis 1970 , 41% des insectes sur la planète sont en danger d’extinction , pour en nommer quelques-unes.
La principale cause de ce déclin, aussi nommé la Sixième grande extinction, est la fragmentation des habitats causée par l’aménagement des territoires — au profit du développement urbain ou aux fins d’exploitation. Seulement sur le territoire de la Communauté métropolitaine de Montréal les infrastructures naturelles ont diminué d’environ 50 % entre 1965 et 2010 . Nous sommes en fait à un point critique où les statistiques commencent à prendre vie : la disparition d’insectes et d’oiseaux crée des quartiers étrangement silencieux et l’absence de strates végétales amplifie les chaleurs de plus en plus suffocantes.
Cette situation inquiétante inspire un constat pour l’aménagement des territoires : il n’est plus suffisant de protéger la nature soi-disant « sauvage » loin des villes, nos milieux de vie doivent maintenant être conçus comme des habitats pour d’autres espèces afin de supporter et augmenter la biodiversité. Une multitude de chantiers seront nécessaires pour y arriver. Par contre, l’un des lieux d’interventions les plus stratégiques pour créer ces habitats et augmenter la capacité d’accueil de nos territoires est certainement la pelouse. Seulement dans la grande région de Montréal, l’herbe couvre une surface d’environ 68 000 hectares, soit 358 fois celle du parc nature du Mont-Royal.
Un nouveau paysage doit être révélé. Un paysage où nous regardons la pelouse pour ce qu’elle est : un désert de biodiversité que nous plantons partout ; un paysage où nous réapprenons à comprendre et cohabiter avec la complexité de la nature.
Une trajectoire commune : urbaniste et tondeuse
Si la Loi concernant les cités et villes (ancêtre de la Loi sur les cités et villes) entre en vigueur dès 1903, dotant ainsi les municipalités de nouveaux pouvoirs en matière d’urbanisme, comme des règlements visant la hauteur des bâtiments, le type de matériaux, la conception des logements, il faut attendre les décennies 1950 et 1960 pour observer le développement d’une réelle culture de la planification territoriale au Québec. Comme si l’urbanisme était en état de dormance jusqu’à ce qu’on ait réellement besoin de ses services.
La discipline s’impose au moment où les villes québécoises se déploient dans leurs périphéries. Il s’agit alors de l’époque de la banlieue-jardin, les débuts du règne de la pelouse. L’urbaniste est alors le professionnel dédié à imaginer et planifier cette nouvelle façon verdoyante d’habiter ; la tondeuse à moteur s’impose quant à elle comme le nouvel outil essentiel pour entretenir le rêve domestique de la banlieue.
Dès ces moments d’émancipation de la profession, la pelouse et la tondeuse sont déjà bien présentes. Prenons un exemple. En 1970, la nouvelle ville de Laval se dote de son tout premier plan directeur d’aménagement et règlement de zonage. On qualifie alors cet exercice urbanistique de « premier du genre en Amérique ». Bien sûr, il y est stipulé que tout propriétaire doit maintenir son terrain et son bâtiment en « bon état de propreté », que l’herbe doit y être coupée. Ce qui est fascinant, c’est surtout que l’on s’attarde aux règles d’aménagement des terrains privés. Les usages relatifs à l’habitation prescrivent un « espace récréatif » minimum à respecter, variable selon les types d’habitations et le nombre de logements. Cet « espace récréatif » équivaut essentiellement à une certaine superficie « d’espace gazonnée » additionnée, s’il y a lieu, à l’espace occupé par un équipement récréatif (ex. piscine, terrains sportifs, etc.).
Ce qu’il faut retenir est que depuis les débuts de l’urbanisme moderne au Québec, la nature sur les terrains privés est réduite à un espace gazonné à tondre. Encore aujourd’hui, le gazon y est présent de la même façon qu’en 1970 : on y réglemente sa hauteur, les moments d’arrosage et de tonte ainsi qu’on exige aux propriétaires de remettre du gazon après des travaux sur le terrain. L’urbanisme continue de vendre des tondeuses.
Figure 2. Annonce publicitaire de la nouvelle tondeuse LAWN-BOY par OUTBOARD MARINE où l’on associe cette nouvelle machine à une maison pavillonnaire foncièrement moderne. Montréal, Qc, CAN. La Presse, 24 mai 1958. BAnQ 0000082812.
D'un urbanisme écologique à un urbanisme écocentrique
Vis-à-vis la crise climatique, nous assistons au développement de l’urbanisme écologique comme l’une des idéologies dominantes des politiques urbaines à travers le monde. Selon différentes intensités, cette approche vise à transformer la vie urbaine afin de réduire les émissions de gaz à effet de serre ainsi que de bénéficier de services écologiques liés aux infrastructures vertes, tels que la réduction des îlots de chaleur ou la gestion de l’eau de ruissellement. En pratique, cet urbanisme propose la création de quartiers urbains denses, déployés autour d’infrastructures vertes de transports collectifs et actifs ainsi que l’utilisation de différentes technologies dites intelligentes [Smart-city] afin de surveiller, analyser et gérer la ville écologique.
Si ces stratégies écologiques sont plus que nécessaires, il faut souligner qu’ils représentent un type d’actions climatiques décidément tournées vers le futur qui investit largement les centres-ville et l’espace public [voir Figure 3]. Plus encore, cet urbanisme écologique ne représente pas tant le retour de la nature en ville, mais plutôt un verdissement massif de l’espace urbain, supporté par des innovations technologiques.
Figure 3. Capture d’écran de l’auteur suite à la recherche sur Google de « ecological city », onglet « Images ». Page consultée le 18 novembre 2020. Un questionnement émerge alors : que faire de nos milieux de vie gazonnés et étendus existants?
Par-delà les visions « écofuturistes » à inventer, il semble aujourd’hui nécessaire de s’intéresser davantage à la contribution écologique des terrains privés. Pour ce faire, un immense potentiel réside dans la redécouverte des outils de planification et réglementation urbanistiques selon une perspective « écocentrique »; une perspective qui soutient que la nature, dans toute sa complexité systémique, existe pour elle-même plutôt que pour les bénéfices économiques ou récréatifs qu’elle permet.
Une telle approche invite les urbanistes à interroger les façons possibles d’assurer le bien-être holistique des écosystèmes à l’échelle locale, comme régionale. Par exemple, si les cours privés ne sont plus seulement considérés comme une extension de l’espace domestique, mais bien comme une partie d’un écosystème plus vaste, l’obligation d’y planter une pelouse ne dépassant pas plus de 15 cm apparaît comme une bizarrerie. Il faut alors imaginer un règlement de zonage qui propose d’aménager un certain pourcentage des terrains privés pour la biodiversité — simplement en laissant pousser ou en aménageant un jardin de plantes indigènes; il faut concevoir des Plan d’Implantation et d’Intégration Architecturale (P.I.I.A) qui exigent davantage en matière d’aménagements écologiques — pour des secteurs où l’on souhaite favoriser le retour d’une espèce locale ou plutôt rafraichir un quartier; et, évidemment, inventer de tout nouveaux mécanismes.
Planifier les territoires d’une société « écocentrique » ne sera pas chose facile. Revoir le rôle du gazon et, par le fait même, le rôle écologique des terrains privés soulève des questions esthétiques, éthiques et culturelles très sensibles. Néanmoins, concevoir notre écologie collective jusque dans les détails des réglementations qui organisent nos milieux semble inévitable. Devant ces considérations apparaît peut-être la réelle résilience territoriale à venir : à l’ombre des centres-ville « verts et intelligents », s’étendra un vaste assemblage d’environnement bâti et de nature indigène ; un territoire complexe où l’on connaîtra les plantes par leur nom.